La marque de prêt-à-porter et d’accessoires de mode Esprit a fait appel au photographe suisse Yvan Rodic pour son actuelle campagne de publicité Make Your Wish:
Les photos de ces affiches ont été réalisées en studio avec des modèles professionnels (Ollie Henderson et Jamie Thompson pour l’exemple ci-dessus).
L’entreprise a cependant choisi ce photographe particulier afin d’accompagner cette campagne de publicité classique par un autre projet réalisé en partenariat avec Leica.
Spécialiste du streetstyle, Rodic est connu dans le monde de la mode pour son blog facehunter où il présente des portraits de personnes aux looks stylés et inventifs rencontrées au cours de ses voyages.
L’équipe du photographe a parcouru durant six semaines six villes différentes – Berlin, Shanghai, Sydney, Los Angeles, New York et Londres – et a réalisé 60 photos et 18 clips vidéos où chaque modèle improvisé tient une pancarte exprimant un vœu à l’occasion des fêtes de fin d’année:
L’accumulation de ces individus porteurs d’un message rappelle bien sûr le dispositif mis en place fin août 2011 sur le blog collaboratif We are the 99 percent analysé par André Gunthert dans son billet Des mots sur un visage.
L’expression visuelle collective issue du mouvement Occupy Wall Streat a très probablement inspiré le projet publicitaire d’Esprit qui s’étend du 14 novembre au 31 décembre; le travail de Rodic a en effet été réalisé en octobre si l’on en croit ce post du blog facehunter et New York est l’une des villes sélectionnées.
Mais cette appropriation commerciale est devenue totalement lisse, aseptisée. Elle ne conteste et ne dénonce rien du tout. Les gens qui figurent sur ces portraits sont tous jeunes, beaux, souriants. Ces images laissent une impression de grande uniformité. Les pancartes sont soi-disant personnalisées mais elles sont toutes écrites de manière très régulière et bien lisible. Ces écritures impersonnelles sont bien différentes de celles que l’on peut lire ou parfois seulement déchiffrer sur We are the 99 percent.
Esprit est une marque internationale. Les messages portés par les modèles sont donc bien entendu déclinés en plusieurs langues. Mais ce sont toujours de courtes phrases exprimant des souhaits naïfs, consensuels et bien souvent insipides. Sur la version française de l’affiche présentée plus haut, la jeune femme brandit fièrement « Je souhaite que le bonheur des gens s’accomplisse » tandis que le jeune homme assène « Je souhaite que l’on puisse avoir tout ce dont on a toujours rêvé (et plus encore) ». Esprit déploie une campagne publicitaire « dégoulinante de bons sentiments » (Les Demoiselles de Paris). On croirait lire les vœux d’une Miss France souhaitant la fin de toutes les guerres et le bonheur pour tous.
La société Esprit a également lancé un troisième étage de type crowdfunding puisqu’elle propose à tout un chacun de participer à son effort promotionnel:
« Du 14 novembre au 31 décembre vous pouvez formuler vos souhaits sur notre site et les faire partager en ligne à vos amis. Votre souhait peut être grand ou petit, personnel ou général, faites comme bon vous semble. Parmi l’ensemble des souhaits exprimés, nous en choisirons cinq que nous réaliserons. »
Le participant sélectionne une photo de lui, rédige son souhait, donne quelques informations dont la langue de son message et son pays. Le texte du souhait est alors intégré à la photo qui est ensuite publiée après vérification. Il est également possible de construire son souhait à partir d’une petite application Facebook.
La page d’accueil du site présente alors certains de ces vœux imagés flottants avec quelques-uns des portraits réalisés par Rodic. Les créations automatiques effectuées à partir des envois des visiteurs sont facilement reconnaissables car les personnes ne tiennent pas leur message à la main. De plus, en filtrant les souhaits sur une autre langue que l’anglais, les portraits institutionnels de Rodic disparaissent (!):
Si certains vœux généraux et désintéressés formulés par les visiteurs rappellent ceux de l’initiative publicitaire, la promesse de réalisation de cinq propositions incite plutôt ces derniers à exprimer des souhaits concrètement réalisables (une maison, un travail, une nouvelle garde-robe, etc.). Le jeu participatif est bien perçu comme un concours.
L’effet visuel produit par ce mur des aspirations et des désirs est plus dynamique (il est écrit en Flash), plus élégant que celui du fruste We are the 99 percent. On est bien loin pourtant de la « puissante œuvre collective » – pour reprendre l’expression d’André Gunthert – que constitue l’initiative des protestataires du mouvement Occupy.
Cette appropriation formelle témoigne de la capacité de la publicité à recycler l’expression d’indignations individuelles et une véritable révolte collective en une loterie de Noël.
Le marketing viral en œuvre dans le procédé initialement politique est devenu totalement mercantile. La récupération opportuniste du dispositif initié par les « indignés » de Wall Street aboutit à un travail collectif édulcoré mais fort bien encadré. Selon les terms of use, le matériel posté par les participants devient de facto propriété de la société Esprit qui se réserve le droit de l’utiliser dans des produits ou contenus dérivés.